Un crime impuni : Oran juillet 1962.

Publié le par Josep

Oran, 5 juillet 1962.

C’est aujourd’hui la fête de l’indépendance. Commandées par katz, les troupes françaises sont consignées dans leurs cantonnements. Boulevard Joseph Andrieu les scouts musulmans se rassemblent silencieusement. Sur l’autre trottoir, les petites filles des écoles, chemisiers blancs, jupes vertes, obéissent aux ordres des monitrices.
Des jeunes gens vont et viennent à la recherche de leur place dans ce qui semble devoir être un immense défilé pacifique.
Vers 9 heures, cette foule se met en mouvement et elle se dirige tout naturellement vers la ville européenne.

Plusieurs cortèges se forment. L’un descend le boulevard Joffre et vient envahir la place d’Armes. Un autre atteint le carrefour Karguentah tandis que des troupes compactes s’immobilisent place Jeanne-d’Arc, devant la cathédrale.
Une musulmane pousse une série de « you-you » stridents et grimpe dur le socle de la statue équestre de la pucelle d’Orléans. On lui tend un drapeau vert et blanc. Après plusieurs tentatives infructueuses scandées par les cris de la foule, elle réussit à accrocher l’emblème algérien à l’épée que Jeanne pointe vers le ciel. Une formidable clameur accueille la performance. Alors, la femme entreprend une danse du ventre endiablée. Un cri de satisfaction parcourt la multitude. Puis les mains claquent au rythme de la danse. Des milliers de mains scandent le chant à deux temps de cet étrange ballet.

Au même moment devant le théâtre municipal, une sorte de silence s’établit, une ombre sur la multitude. On entend soudain quelques détonations isolées. Plusieurs jeunes gens partent en courant dans toutes les directions. Ils crient « c’est l’OAS, c’est l’OAS qui nous a tiré dessus ». Bientôt tout le monde détale en hurlant OAS, OAS, OAS.

Il est 11 heures. Une folie meurtrière s’abat d’un seul coup sur Oran. Des musulmans ouvrent le feu sur les sentinelles françaises en faction devant la mairie, l’état major et l’hôtel Martinez puis mitraillent les promeneurs européens. Place Karguentah, la fusillade éclate quelques secondes plus tard. Des Pieds-Noirs sont abattus sur place. D’autres tombent place Villebois-Mareuil, près du café Riche. Partout des civils la chemise grande ouverte sur la poitrine, tenant un pistolet ou un fusil à la main, courent dans le sillage des militaires du FLN. Le long du boulevard Clemenceau, rue d’Arzew, les rafales de PM se succèdent.

Très vite la chasse à l’Européen se déchaîne dans tout le centre de la ville. On tue au plateau, boulevard Gallieni, rue d’Alsace Lorraine, place des Victoires, rue Mirauchaux, rue de la Bastille, Boulevard Sébastopol, boulevard de l’Industrie, etc.
Dans divers quartiers, des musulmans également sont victimes de balles perdues ou de règlements de compte.

Le consul de Suisse, M René Gehrig, échappe de peu à la mort en regagnant son bureau. Il raconte: « Une voiture apparaît en bas de la rue Jalras, à cent mètres de moi. Je traverse la chaussée en courant juste à temps. Une rafale de mitraillette claque et abat un homme qui se trouvait un peu plus loin que moi. Je grimpe quatre à quatre l’escalier menant au premier étage. De mon bureau à travers les lamelles des volets fermés, je revois cette voiture qui vient de faire le tour du pâté de maison. C’est une camionnette sur laquelle quatre musulmans ont pris place, chacun le PM à la main. Ils tirent sur tout ce qui bouge, parfois dans les vitrines ou les fenêtres ouvertes et ils rigolent; »
M Gehrig poursuit : « Un autre Européen arrive à son tour sur une moto. Il me semble que les musulmans lui demandent ses papiers. Mais au moment ou il met sa main dans la poche, l’un d’eux lui tire à bout portant une balle dans la tête.





Vers midi, un groupe menaçant fait irruption dans les locaux de la poste centrale. Il enlève 35 personnes prises au hasard. Claude Paillat rapporte les faits suivants: « L’opérateur de la section radio marine décide de se retrancher au deuxième étage de l’immeuble des PTT. Dans l’escalier en colimaçon qui accède à la pièce ou il va s’enfermer, il vide plusieurs extincteurs de mousse carbonique. Impossible donc de passer. Longtemps il lance des SOS au monde, captés ici et là et notamment par divers bateaux de toutes nationalités qui répercutent ces messages. Le gouvernement de Madrid les reçoit aussi et en informe Paris. Personne ne répond, ni la métropole, ni les autorités françaises sur place. »

Pendant ce temps, les drames se multiplient dans les rues d’Oran. Gérard Chérubino, employé de banque, quitte en fin de matinée son bureau pour rejoindre sa fiancée et disparaît à jamais. Son père effectuera des recherches pendant cinq ans. Il n’obtiendra finalement qu’un document officiel émanant du consulat général de France et faisant état d’une « présomption de décès »

Boulevard Joffre, Marcel verhille un appelé du contingent, voit un groupe de musulmans lyncher un européen d’une trentaine d’années. Boulevard Joseph Andrieu, une jeune femme et un homme sortent sur le balcon. Un témoin affirme qu’ils « sont tirés comme des lapins ».

Selon un commandant de réserve, M Robert Valé, « des militaires du FLN, accompagnés de civils en armes, entrent dans les immeubles et en ressortent en encadrant des Européens, femmes, enfants, hommes et vieillards. » La plupart sont conduits au commissariat principal. Là précise Claude Paillat un tri est opéré « les uns partent et on n’aura jamais de leurs nouvelles, d’autres sont évacués vers un établissement scolaire occupé par des soldats français. »
Le soir, M Valé passe en voiture devant le cinéma REX il aperçoit « un corps pendu à un croc de boucherie » un peu plus loin, »un corps dépasse d’une poubelle la gorge ouverte d’une oreille à l’autre »

Un rapport rédigé par le lieutenant colonel commandant le 5e RI fournit de multiples informations:
« A treize heures, brasserie de Lorraine, tous les hommes(environ 40) sont emmenés par des civils musulmans, vers un car qui part dans une destination inconnue.
13h30, un tué M Martinez, patron de l’hôtel, un blessé, commandant Guisset dans le haut du boulevard Clemenceau. Au coup de feu intervention de deux Half-tracks du 3/5 RI . Des civils musulmans s’enfuient. M Martinez a été abattu à bout portant. »
Le lieutenant colonel note encore « un douanier M Suzini, qui avait été arrêté rue Alsace-Lorraine, revient à 14h15. Il déclare avoir été relâché grâce à un algérien qu’il connaît. »
Le rapport précise d’autre part: « de très nombreux européens ont été récupérés (ou se sont réfugies ) dans les établissements et cantonnements militaires français. A titre indicatif plus de 500 au lycée Lamoricière; »
«  En conclusion, écrit l’officier supérieur, si quelques ATO ont bien essayé, au début, de maintenir l’ordre ils ont été vite débordés. Les exactions ont été commises en général par des civils musulmans armés, auxquels étaient mêlés des membres de l’ALN et des ATO. »


Vers 17h, les troupes du général Katz interviennent enfin. Des automitrailleuses prennent position au centre de la ville. Peu à peu la tuerie cesse. Profondément traumatisés, les Européens s’enferment chez eux, ils se terrent. Dans ces rues ou aujourd’hui la folie meurtrière s’est déchaînée, les haut-parleurs des véhicules militaires, il y a six jours à peine, diffusaient inlassablement le même message obsédant « Oranais, Oranaises, ne vous affolez pas. L’armée est et restera en Algérie pendant trois ans pour assurer votre sécurité. » La mort a fait voler en éclats cette promesse qui s’appuyait sur les accords d’Evian. Les Pieds-Noirs d’Oran, au soir d’une journée d’horreur, réalisent qu’ils sont des naufragés de l’histoire.

Le 19 mars 1962, le nombre des disparus en Algérie était de 3080. On le porta ensuite à 6080. Ces 3000 victimes supplémentaires sont prises dans tous les départements algériens, mais le massacre d’Oran qui fut le plus important de ces mois tragiques, doit en avoir fourni une bonne part.



POURQUOI CE DRAME ?

Le 6 juillet, le gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) accusait « les débris de l’OAS »   d’avoir déclenché la fusillade « pour ébranler le principe même de la souveraineté du peuple algérien en provoquant l’intervention des militaires français ».
Quelques jours plus tard, le capitaine Bakhti, responsable du FLN à Oran, évitait de reprendre cette thèse et mettait en cause les musulmans incontrôlés qui sévissaient depuis longtemps dans les faubourgs du Petit Lac, de Victor Hugo et de Lamur sous les ordres d’un certain Attou. « Dans la nuit du 8 au 9 juillet, disait-il, deux bataillons de l’ALN ont encerclé cette zone et arrêté deux cent brigands et abattu leur chef.
Au cours des perquisitions, les militaires ont trouvé deux tonnes de matériel de guerre et des objets volés le 5 juillet » Le capitaine Bakhti précisait que les tueurs n’allaient pas tarder à passer en jugement.

Aujourd’hui on peut affirmer sans risque d’erreur que la responsabilité de l’OAS n’est absolument pas engagée dans la tuerie d’Oran. Les commandos de l’OAS avaient en effet, déposé les armes le 26 juin, à la suite d’un accord passé avec les représentants des pouvoirs publics français. Aussitôt après ils avaient quitté la ville. Certains membres de l’OAS, certes, se trouvaient encore à Oran le 5 juillet mais pour eux aussi le combat été terminé.

Par ailleurs selon divers témoignages parfaitement concordants, nombre de musulmans s’avaient que dans leur communauté, des éléments douteux risquaient de provoquer le 5 juillet des troubles très graves. Bien des Européens ont été ainsi invités par leurs amis algériens à se mettre à l’abri ce jour là.

Il faut noter aussi qu’en pleine fusillade, plusieurs chefs FLN ont essayé dans la mesure de leurs moyens, de sauver des Pieds-Noirs en danger de mort. Ils n’ont pu cependant s’opposer à l’assassinat d’un très grand nombre de personnes enlevées pendant cette journée.

Pourquoi, dès le début de l’indépendance, une tuerie a t-elle eu lieu à Oran, alors que dans les autres grands centres d’Algérie le scénario du retrait de la France se déroulait moins tragiquement?
La réponse est très simple. A Oran, et à Oran seulement le passage d’une souveraineté à l’autre s’est effectué dans un vide administratif total. Le FLN local, en effet, était doté de structures politico-militaires insuffisantes et ne maîtrisait pas la situation. Quant à l’administration française elle s’était purement et simplement volatilisée!

Depuis le 3 juillet jour de la proclamation officielle de l’indépendance aucune autorité compétente et cohérente n’existait dans la deuxième ville du pays. Or Oran avait vécu les derniers mois de la guerre dans un terrible climat de tension. Il suffisait de la moindre étincelle pour mettre le feu aux poudres.

Dans ce contexte particulièrement dangereux seules les unités que commandait le général Katz pouvaient efficacement protéger les Européens. Les raisons de l’intervention trop tardive de l’armée seront sans doute connues un jour, Quand viendra l’heure d’ouvrir les archives officielles.



LE TEMOIGNAGE D’UN REPORTER.

Dans un livre qui retrace les étapes de sa carrière brillante et mouvementée de « caméra reporter », Michel Parbot raconte notamment la journée du 5 juillet 62, telle qu’il l’a vécue à Oran.

« Boulevard Clemenceau la foule mal contenue par les soldats de l’ALN et les auxiliaires de police algériens est surexcitée. D’un peu partout des coups de feu claquent vers le ciel. Je remarque un jeune garçon, douze ans peut entre, perché sur un arbre et qui tire à tort et à travers. J’ai à peine le temps de faire un plan sur ce mome fanatisé que soudain c’est la panique généralisée, les tirs ne sont plus dirigées vers le ciel, des gens tombent, on les piétine, une fusillade démente se déchaîne sans que personne puisse savoir le pourquoi et le comment. Les gens courent dans toutes les directions.
Quelqu’un crie: »c’est l’OAS ». Moi je me retrouve peureusement allongé sur le carreau d’un café, la tête sous le juke-box qui s’époumone.
« J’ai près de moi un confrère de la presse filmée; de la rue quelqu’un fait un carton sur le bar, les bouteilles explosent. Cela dure vingt minutes. Je couvre la caméra de mes bras et je fais le mort. Quand il n’y a plus une bouteille debout le calme revient. J’essaie de me relever. C’est alors que je me retrouve nez à nez avec un algérien qui braque sur mon ventre une mitraillette thompson. Il est hagard. Visiblement la tension nerveuse des dernières semaines de maquis suivies des jours d’allégresse a eu raison de lui. Il est en sueur. Il bave et hurle des mots sans suite, mi-français mi-arabe. Je m’immobilise, le canon à trente centimètres de mon nombril. Je le fixe droit dans les yeux et je commence à lui parler calmement, le plus lentement possible, de n’importe quoi.

Il ne faut surtout pas que je m’arrête. Cela à duré trois minutes…une éternité. Les tirs de la rue s’espaçaient, j’ai senti que sa tension retombait, Dieu merci. C’est à ce moment que trois soldats de l’ALN ont fait irruption et se sont empares du gars. Comme un automate j’ai récupéré ma camera sous le juke-boxe qui s’était tu. Le copain à coté était encore plus sonné que moi, je crois.

Les soldats ont pensé qu’il valait mieux mettre ses deux là à l’abri. Ils nous ont donc emmenés, « pour interrogatoire » ont-ils dit. Ils nous ont encadrés, exigeant que nous gardions les mains sur la tête, ce qui n’est pas vraiment commode pour porter une camera. Nous avons commencé à marcher, un soldat de chaque coté, le troisième surveillant l’homme à la mitraillette. Un drôle de groupe.

Sur le parcours, la foule en délire était en train de lyncher un Européen…En quelques minutes, on l’avait sorti de sa 4L beige et roué de coups. Quant nous avons dépassé la grappe humaine déchaînée, il ne restait près de la voiture, qu’un corps ensanglanté avec des cheveux blancs. Qui était-il? Qu’avait-il bien pu faire pour mériter cela?
Aucun de nos gardes n’a esquissé le moindre geste.

« Finalement je me disais que je n’étais pas plus mal avec les soldats. Sans escorte, je n’aurais certainement pas pu rejoindre mon hôtel. Ce qui m’embetait, c’est qu’ils ne nous y conduisaient pas. C’est dans une école transformée en PC, en plein centre de la ville musulmane, que s’est arrêté notre procession. Un officier est venu nous poser les questions que par la suite, j’entendrai mille fois.
« Qui etes vous? Que faites vous? D’ou venez vous?
« J’ai répondu en bloc à toutes ses questions en sortant ma carte d’identité UPI, je n’avais pas encore la carte nationale des journalistes professionnels.

Il est difficile de contester quand, sous la menace d’une arme, on vous dit: « Ne bougez pas d’ici, vous etes en sécurité , vous ne pouvez pas retourner en ville pour le moment. ». Dans la classe désertée par les élèves je me suis donc allongé sur un banc, j’étais vidé. Par intermittente, une mitrailleuse tirait et je me suis endormi.
La voix du factionnaire m’a réveillé: « C’est bon, vous pouvez partir maintenant, on va vous raccompagner ».

Il était 17 heures. On s’en était tiré mais mon voisin était maintenant plus muet qu’une carpe, incapable d’articuler un son

Nice Matin. 5 et 6 juillet 1987

 

 

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Publié dans Algérie française

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