Coup de théâtre dans le Bassin du Nil

Publié le par Josep

Alors que l’Égypte vit une crise politique majeure et est difficilement en état de « taper du poing sur la table », les États riverains des sources du Nil tentent de mettre fin à plus d’un siècle d’hégémonie de l’Égypte sur le fleuve. Comment  ?

 

Le Burundi, ce minuscule État de moins de 28 000 km², vient de signer, le 28 février 2011, l’accord de renégociation du partage des eaux du fleuve divin.


Le Nil, du grec Νεῖλος (vallée de la rivière), était appelé itéru dans l’Égypte ancienne (grande rivière), puis bahr par les premiers arabes (mer, grand fleuve). Ses différentes appellations font toutes allusion à sa grandeur : grandeur linéaire de 6500 km (plus long fleuve du monde avec l’Amazone), grandeur par ses débits (2600 m3/s, à Dongola en amont du lac Nasser), et par l’image sacrée que les hommes lui ont donnée, notamment par les civilisations qui ont peuplé ses rives dans le secteur aval (Soudan et Égypte).
En effet, c’est surtout dans sa partie aval, aride, que le Nil a été exploité et que sont nées les civilisations nilotiques. La colonisation britannique de l’Égypte et du Soudan leur a d’ailleurs accordé des droits historiques aujourd’hui contestés par les pays de l’amont. Une pluviométrie plus faible depuis quelques années et une croissance démographique dans la région des grands lacs et en Éthiopie, impliquent un nouvel intérêt de la part de ces pays pour les eaux du Nil : l’agriculture pluviale ne suffit plus, et les besoins en hydro-électricité se font ressentir. Mais au-delà d’une remise en cause du partage des eaux du fleuve, c’est aussi l’hégémonie politique de l’Égypte dans la région qui est pointée du doigt.

 

D’un conflit amont-aval à un conflit Afrique noire-Monde arabe ?

Le bassin versant du Nil est un espace d’orientation sud-nord, composé de deux cours d’eau principaux, le Nil Bleu et le Nil Blanc. Le Nil Bleu prend sa source au lac Tana (en Éthiopie, Figure 1) ; le Nil Blanc naît lui au lac Victoria (dont les pays riverains sont le Kenya, l’Ouganda, et la Tanzanie). Les deux Nils confluent à Khartoum, capitale du Soudan, et le Nil principal poursuit alors sa route vers le nord en Égypte et son exutoire, la mer Méditerranée. Quatre autres pays sont drainés par des affluents du Nil sans être directement riverains du fleuve : le Burundi et le Rwanda en amont du lac Victoria, la République démocratique du Congo (RDC) via le lac Albert, et l’Erythrée [1].


Contrairement à la situation la plus fréquente où les pays de l’amont disposent le plus facilement des eaux, dans le cas du Nil, la puissance hydrohégémonique [2] est celle qui possède son exutoire : l’Égypte.


Comment s’est alors construite cette hydrohégémonie, base des différentes tensions hydropolitiques entre les États amont et les États aval ?


L’Égypte, puissance agricole par excellence, a toujours eu peur que les pays riverains du Nil et de ses affluents ne contrôlent les eaux et ne la privent de sa ressource principale. Sous la colonisation, Le Caire a toujours eu le soutien des Britanniques, qui possédaient la plupart des pays riverains du Nil Blanc, à savoir l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie. Le Zaïre (à présent RDC), le Rwanda et le Burundi étaient en territoire belge, mais s’intéressaient peu au Nil, lui préférant le Congo. Deux pays gênaient l’Égypte dans son exploitation des ressources en eau du Nil : le Soudan d’une part, qui fut longtemps placé sous protectorat anglo-égyptien, et l’Éthiopie d’autre part, pays indépendant soutenu par la France.


C’est donc avec l’Éthiopie que l’Égypte a connu le plus de difficultés (Lasserre, 2003 et 2005). En effet, le pays possède la source du Nil Bleu, qui est certes le plus court, mais le plus important des deux Nils en termes de débits. Les crues du Nil sont à 85 % celles du Nil Bleu et de l’oued Atbara (lui-même de source éthiopienne), ce que l’Égypte a mis du temps à comprendre.


A la fin du XIXe siècle, l’Égypte tenta donc d’annexer l’Éthiopie et perdit sa guerre. S’en suivit une crise économique en Égypte qui facilita l’annexion du pays par la Grande Bretagne en 1882. Les prétentions de celle-ci de faire de l’Égypte un « empire du Nil » n’étaient pas éloignées de celle des dirigeants égyptiens. Les Anglais renvoyèrent les Français installés au Sud-Soudan (c’est l’épisode Fachoda de 1898 [3]) et firent donc pour la dernière fois du Soudan un Condominium anglo-égyptien.

 

De fait, ce sont les Anglais qui signèrent le premier traité avec l’Éthiopie en 1902 ; celle-ci s’engageait à ne pas détourner les eaux du Nil Bleu.


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Figure 1 : Bassin versant et États riverains du Nil

Réalisation : Emilie Lavie, 2010
(seuls les ouvrages hydrauliques cités ici sont représentés par soucis de lisibilité, il y en a de nombreux autres, soit pour l’irrigation et l’hydro-électricité (au Soudan et en Égypte, soit pour l’hydro-électricité uniquement (sans dérivation donc), dans les pays d’amont)


Afin de contrôler les régimes des eaux, les Britanniques ont construit des barrages, notamment au Soudan, qui ont permis le développement d’une grande plaine irriguée au sud de Khartoum, appelée gézira (la « campagne » « le secteur irrigué », « l’oasis » en arabe). Afin de calmer les prétentions égyptiennes et de pérenniser les secteurs irrigués, les Anglais ont même accepté un contrat avec l’Égypte en 1929, divisant les eaux du Nil en deux : 48 milliards de m3 par an étaient destinés à l’Égypte (92 %), et 4 milliards de m3 au Soudan (8%). Cet accord stipule surtout qu’aucun ouvrage hydraulique ne peut être construit sur le Nil en amont de l’Égypte sans l’accord du Caire. Cette situation de droit de veto juridique par l’État aval est suffisamment rare pour être mentionnée puisque dans l’ensemble, la communauté internationale y est plutôt opposée [4].


En 1935-1936, Mussolini conquit l’Éthiopie, ce qui inquiéta beaucoup les Égyptiens : l’Italie allait contrôler le Nil Bleu. Les Anglais signèrent un nouveau traité, avec l’Italie cette fois, en 1938, afin de maintenir la sérénité de l’Égypte.


Après la Seconde Guerre Mondiale, l’Éthiopie retrouva son indépendance et avait des vues sur l’Érythrée... l’Égypte aussi. L’Éthiopie, en colère contre la revendication d’une mainmise sur l’Érythrée par l’Égypte au sortir de la guerre, remit en cause le traité de 1902 signé avec le colon britannique : il était clair aux yeux de l’Éthiopie que l’Égypte voulait passer par l’Érythrée pour détourner les eaux du lac Tana vers le Soudan puis l’Égypte. Le Caire fut obligé de céder.

Cet épisode secondaire a marqué un tournant dans la place de l’Égypte dans ce bassin du Nil : dès lors, le géant recule. L’après-guerre marque donc le début de la perte progressive d’hydro-hégémonie de l’Égypte sur le bassin du Nil.


En 1951, le roi Farouk d’Égypte a tenté un nouvel accord avec l’Éthiopie qui fut un échec. En 1958, le Soudan (devenu indépendant en 1956) a demandé à renégocier le partage de 1929. L’Égypte menaça son voisin d’un coup d’État visant à l’annexer. Le Soudan céda, ce qui aboutit à amender le traité de 1929 : en 1959, le Soudan obtint 21,75% du débit utilisable (18,5 milliards m³) contre 65,25% (55,5 milliards m³) à l’Égypte, soit 87 % à eux deux. Aucun autre pays, y compris l’Éthiopie, ne fut consulté, ni même mentionné dans ce traité. L’Égypte conserve son droit de veto de 1929 sur la construction d’ouvrages en amont.


L’Égypte a donc changé sa façon de voir sa position dans le Bassin du Nil. D’une part, sur le strict plan hydraulique, après des décennies d’échecs de négociations avec l’Éthiopie pour une régulation des eaux du Nil Bleu en amont, elle prit la décision de contrôler le débit sur son propre territoire, via la construction du barrage d’Assouan, débutée en 1958. Dès lors, l’Égypte contrôle sa ressource quantitative, le lac Nasser retenant l’équivalent des besoins d’une année. D’autre part, sur le plan social et géopolitique, le coup d’Etat de 1952 a transformé la posture du géant. « D’état africain, centré sur le concept d’« Unité de la vallée du Nil », l’Egypte se redéfinissait comme état arabe, tournant le dos à l’Afrique pour s’orienter résolument vers le monde arabe du Proche-Orient » (Lasserre, 2003).


Se crée donc dans les années 1950-1960 une division entre des États d’amont du Nil, arrosés, africains, plutôt pauvres, et deux géants d’aval, arides, arabes, tournés vers le Proche-Orient et bénéficiant des appuis de leur ancienne métropole et des États-Unis. La situation internationale amont-aval trouve même son écho à l’échelle nationale à l’intérieur du Soudan, dont le Nord arabo-musulman a cherché à construire dans le Sud chrétien-africain un canal, le Jonglei (Figure 1), visant à accélérer le flux du Nil Blanc et donc à en limiter l’évaporation. Ce projet, imaginé par Londres sous le Protectorat, avait bien sûr tout l’appui du Caire. Il s’est cependant heurté aux rebelles du Sud sécessionnistes. En effet, l’assèchement des marais aurait permis à l’armée soudanaise d’entrer plus facilement au Sud-Soudan, les marais du Sudd servant de cachette aux rebelles. Ce projet, bien que commencé, n’a jamais abouti pour des raisons financières. Il a englouti des sommes faramineuses, dégradé l’environnement et montré la volonté de domination de Khartoum sur le sud du Soudan.


Autre exemple de ce conflit nord-sud : à l’annexion de l’Erythrée par l’Éthiopie en 1955 et aux trois décennies de guerre civile qui ont suivi, l’Égypte a clairement apporté son appui à l’Erythrée. Cette relation diplomatique n’avait rien à voir a priori avec le Nil. Pour autant, au-delà de la recherche évidente de suprématie internationale dans la région de la part de l’Égypte et de l’Éthiopie, il est difficile de ne pas voir une question « lac Tana » dans le soutien du Caire à l’Erythrée, face à l’Ethiopie.

 

L’Initiative du Bassin du Nil ou le mythe d’une coopération entre Nord et Sud

« En 1979, le président égyptien Anouar el-Sadate déclarait : « Le seul mobile qui pourrait conduire l’Égypte à entrer de nouveau en guerre est l’eau ». En 1988, Boutros Boutros-Ghali, alors ministre égyptien des affaires étrangères et devenu plus tard Secrétaire général des Nations Unies, prédisait que la prochaine guerre au Moyen-Orient serait à propos des eaux du Nil et non à propos de politiques » (Kameri Mbote, 2008). Vingt ans après les propos de Sadate, les pays nilotiques ont cherché à collaborer : en 1999, neuf des pays du bassin versant du Nil (l’Erythrée n’est pas signataire) ont créé l’Initiative du Bassin du Nil (IBN), sous l’impulsion du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD).


L’Initiative du Bassin du Nil avait vocation à répondre à deux orientations principales : assurer une gestion durable et équitable des ressources en eau du Nil et renforcer la coopération entre les neuf États membres. Cette grande avancée sur le papier reste pour le moins théorique. L’Égypte et le Soudan arguent d’un « droit historique » sur le Nil, tandis que les pays africains réclament un droit d’usage et un meilleur partage des eaux. En 2003, au Festival de géographie de Saint-Dié, le géographe Frédéric Lasserre précisait : « Il reste aux initiatives gouvernementales à corroborer ces gestes de bonne volonté. L’entente de juin 2001 sur l’utilisation de crédits de recherche de la Banque mondiale à des fins de définition d’un plan de partage global des eaux du Nil semble un pas très prometteur. Au moins, les pays du bassin ont-ils accepté de se réunir pour définir des priorités de développement. L’Égypte consent sur le principe à voir l’Éthiopie bâtir des barrages, tandis que l’Éthiopie a renoncé au principe de souveraineté territoriale absolue pour se référer maintenant au principe d’usage équitable » (Lasserre, 2003).


En mai 2010, après 10 années de réflexion et de négociations, l’Ouganda, la Tanzanie, le Rwanda et bien entendu l’Éthiopie, assez vite rejoints par le Kenya, ont signé un accord de nouveau partage des eaux du Nil, le River Nile Cooperative Framework. En intégrant la notion de « sécurité hydrique » pour chaque État dans l’accord, les pays d’amont pourraient alors construire des centrales hydroélectriques dans un premier temps, puis augmenter leur capacité d’irrigation, sans demander l’accord de l’Égypte. Celle-ci et son voisin soudanais n’étaient pas officiellement représentés à une rencontre à laquelle ils s’opposaient, niant le besoin de « sécurité hydrique » des pays des sources, et réclamant à l’inverse leurs « droits historiques » sur le Nil (Cascao, 2010).


Et pour cause, la situation est délicate pour les anciens géants du Nil : l’Égypte connaît une grave crise politique et le Soudan sera amputé d’une immense partie de son territoire (sur le Nil Blanc) en juillet 2011 [5].


Selon l’Égypte, le nouveau partage accentuerait la situation de pénurie hydrique déjà prévue pour 2017 avec le partage actuel. En effet, l’économie égyptienne est, avant tout, basée sur le tourisme et l’agriculture. Un tiers de la population active travaille dans le secteur agricole, et plus de 4 millions d’hectares étaient cultivés en 2000 [6]. Les secteurs agricoles se situent bien sûr le long du fleuve, mais de nouvelles aires irriguées ont été créées en plein désert, grâce à la dérivation des eaux depuis le lac Nasser. Avec l’augmentation des besoins domestiques, touristiques et industriels, parallèlement à une croissance démographique et à une augmentation du niveau de vie (les villes nouvelles autour du Caire par exemple sont très consomptives), les besoins en eau se font de plus en plus pressants. Malgré la présence d’un aquifère [7] le long de la vallée fertile et les possibilités de dessalement d’eau de mer, l’eau nilotique représente 90 % des usages totaux en eau du pays. Le Soudan est visiblement le grand perdant de ce nouvel accord. Khartoum n’a pas d’aquifère suffisant pour alimenter sa population en eau potable, et est trop loin de la mer Rouge pour espérer pallier ce manque par le dessalement de l’eau de mer. Une meilleure gestion du réseau domestique pourrait compenser le manque d’eau potable ; pour autant, les autres usages devraient souffrir de cette nouvelle partition. Le pays ne dispose pas de réservoirs aussi importants que l’Égypte pour s’affranchir des variations des régimes nilotiques, et les espaces irrigués déjà limités vont avoir du mal à alimenter la population grandissante des villes, notamment de la capitale qui accueille les réfugiés des zones de guerre civile [8]. Et même si le nouveau barrage de Méroé (Figure 1) devrait améliorer l’offre en électricité, les coupures restent fréquentes, notamment en été. Le Soudan a toujours pointé du doigt l’hydro-hégémonie de l’Égypte et a utilisé l’excuse de l’accord de 1959 pour justifier le manque d’eau auprès de sa population. Dans le cadre de l’Initiative du Bassin du Nil, il a dû néanmoins prendre parti pour l’Égypte afin de ne pas voir baisser son quota d’eau à dériver. Sa partition risque de l’affaiblir un peu plus. Selon les dires mêmes du ministre soudanais de la gestion de l’eau (Sudan tribune, 3-3-11), le Sud-Soudan devrait prendre parti pour les États d’amont. Pour le moment, le futur État et l’Érythrée ont pu participer aux négociations mais n’ont pas de statut de votant ou de décideur.


La renégociation du partage des eaux du fleuve est donc véritablement problématique pour l’Égypte, qui a tenté de dissuader le Burundi et la République démocratique du Congo de signer cet accord, ce qui explique le décalage temporel dans les signatures. Dans le cadre de l’Initiative du Bassin du Nil, il fallait qu’au moins six États sur les neuf membres signent le texte. C’est chose faite depuis le 28 février 2011 et la signature du Burundi, ouvrant la voie vers la ratification.

 

Une hégémonie inversée ?

Il faut le reconnaître, la signature du Burundi était attendue, et la RDC devrait également se rallier à cet accord sous peu. Le Burundi avait en effet tout intérêt à signer un texte qui permettrait, à terme, de construire une centrale au niveau des chutes Rusumo (en amont du lac Victoria), qui alimenterait en électricité le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie.


Les deux perdants nordistes de cet accord avaient demandé la réouverture des négociations, arguant du fait que tous les pays n’étaient pas signataires. Les pays du Sud l’ont refusé mais avaient prévu une réunion en janvier 2011 pour rassurer le géant égyptien, qui menaçait quelque peu ses voisins : « Le Caire se réserve le droit de prendre toutes les mesures pour défendre ses droits » a déclaré Mohammed Nasreddin Allam, alors ministre égyptien de l’Eau et de l’Irrigation [9]. La situation politique égyptienne a retardé la tenue de la réunion, permettant au Burundi de signer l’accord.


Pour autant, la situation n’est pour le moment que provisoire. D’abord, les États signataires doivent ratifier le River Nile Cooperative Framework ; se pose la question des tensions et/ou conflits à venir autour de la mise en place du nouvel accord, qui pour le moment n’est pas chiffré.


Il faut reconnaître que si l’on peut comprendre l’envie de l’Éthiopie de construire des barrages pour créer des oasis dans ses secteurs désertiques, ou des pays riverains du lac Victoria de produire de l’hydro-électricité, ce renversement de situation n’est pas une avancée. A vouloir rattraper leur retard en projets hydrauliques, les pays de l’amont vont avoir du mal à respecter l’idée du « développement durable et équitable » souhaité par le PNUD et la Banque Mondiale dans leur aide à la construction de l’Initiative du Bassin du Nil [10]. Pourtant, cette question du développement durable est fondamentale et sa mise en œuvre ne peut passer que par une gestion intégrée à l’échelle du bassin versant. En effet, l’Égypte et le Soudan ont toujours eu une politique hydrique basée sur les grandes infrastructures hydrauliques, que ce soit pendant la colonisation britannique, ou depuis leurs indépendances. Le lac Nasser, au-delà des déplacements de populations égyptiennes et soudanaises, de la reconstruction du temple d’Abou Simbel et des conséquences écologiques, notamment dans le delta du Nil, est avant tout une absurdité en matière de gestion de la ressource en eau : cette immense surface évaporatoire au cœur du désert est responsable de la perte de 11 % des volumes annuels ! Le nouveau barrage en remplissage [11] de Méroé (Figure 1) dans le nord du Soudan suit la même voie : l’ennoiement des abords de la Quatrième cataracte du Nil, véritable joyau écologique et archéologique, le déplacement de population (50 000 personnes), la retenue des limons fertilisants, la présence d’eau stagnante, vecteur du paludisme, et bien entendu une nouvelle surface évaporatoire à seulement 400 km au sud du lac Nasser. Précisons enfin que la première visite officielle du nouveau Premier Ministre égyptien Essam Charaf à l’étranger en mars 2011 fut à Khartoum et Juba (la capitale actuelle du Soudan et la future capitale du Sud- Soudan) afin de rouvrir les négociations sur la construction du canal de Jonglei.


Cette politique du tout-hydraulique démontre une certaine absurdité, mais elle est surtout révélatrice de l’échec d’un siècle de pourparlers avec l’Éthiopie, alors que l’on sait que la construction de retenues en amont limiterait l’évaporation, tout en permettant à l’Éthiopie ou aux États riverains du lac Victoria de produire de l’hydro-électricité, non consomptive et donc de moindre conséquence pour les pays d’aval. Non pas que la construction d’ouvrages hydro-électriques en amont soit une avancée écologique, mais elle reste une option plus durable que le barrage de Méroé ou le canal de Jonglei, tout en permettant une aide au développement économique et démographique des pays des Sources. L’Égypte finance depuis quelques années des projets hydrauliques [12] dans les pays de l’amont du Nil, afin de leur permettre d’exploiter leurs nappes ou les eaux de pluie plutôt que l’eau superficielle, mais ce conflit est aussi une guerre diplomatique et symbolique, de pays africains chrétiens et animistes, sur des puissances arabes qui les ont toujours considérés comme inférieurs et les ont tenus à l’écart des négociations. Juste avant la signature par les quatre premiers pays en mai 2010, Jeune Afrique écrivait : « « Les Égyptiens se comportent avec les Africains comme ils reprochent aux Israéliens de le faire avec les Palestiniens : ils disent vouloir négocier, mais sans rien céder sur les questions épineuses », ironise un diplomate occidental au Caire. « L’Égypte n’a de l’eau que grâce au Nil. Les Africains en ont déjà grâce aux pluies », résume quant à lui un diplomate égyptien pour récuser les demandes des pays d’Afrique de l’est » [13] (Jeune Afrique, 2010). Le but de l’Initiative du Bassin du Nil était de gérer durablement la ressource en eau nilotique, à l’échelle du bassin versant, et de limiter les hégémonies des États d’aval, en particulier de l’Égypte. Or, au moment de la signature du River Nile Cooperative Framework, on est en droit de se demander si elle n’a pas plutôt dessiné les débuts d’une contre-hégémonie des pays des sources sur les États aval (Cascao, 2010).

 

Emilie Lavie

 

Bibliographie sélective

BETHEMONT, J. (2003) « Le Nil, l’Egypte et les autres ». In Vertigo. http://vertigo.revues.org/3727


CASCAO, A. (2010). Interviewée par DUPONT, G. « Sur la gestion du Nil, l’Egypte devrait coopérer avec les Etats en amont ». Le Monde du 9 juin 2010. http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi ?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1125958


Jeune Afrique (2010, 14 mai). « Eaux du Nil : la suprématie de l’Egypte contestée ». http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20100514091435/


KAMERI MBOTE, P. (2008). « Eau, conflits et coopérations : leçons tirées de l’expérience du bassin fluvial du Nil ». In navigating peace n° 4.
http://www.wilsoncenter.org/topics/pubs/ECSP_NavigatingPeaceIssue4_French.pdf
LASSERRE, F. (2003). Les enjeux actuels du partage du Nil. Entre craintes égyptiennes et rancœur éthiopienne. (http://archives-fig-st-die.cndp.fr/actes/actes_2003/lasserre2/article.htm)
LASSERRE, F. (2005) « L’Éthiopie détient-elle les clés du Nil ? Rhétorique et négociations du partage des eaux du fleuve ». In Transferts massifs d’eau, outils de développement ou instruments de pouvoir ? Dir. F. LASSERRE. Sainte-Foy, Presses Universitaires du Québec


Sudan Tribune (2011, 3 mars) Sudan shrugs off Burundi’s signing of new Nile water deal
http://www.sudantribune.com/Sudan-shrugs-off-Burundi-s-signing,38157

 



[1] Pour plus d’information sur l’Afrique de l’Est, le lecteur peut s’orienter vers les comptes-rendus de café géographiques sur le Soudan http://www.cafe-geo.net/article.php3 ?id_article=2074 et http://www.cafe-geo.net/article.php3 ?id_article=1417 ou sur le Vox geographi d’A. Gascon sur l’Ethiopie http://www.cafe-geo.net/article.php3 ?id_article=965 ; et la journée géo’rizon de l’Université de Savoie, Chambéry 21/04/2011 : http://www.cism.univ-savoie.fr/forma/geographie/georizon.html (à paraître sur le site des Cafés géographiques).


[2] L’hégémonie est entendue ici comme la domination d’une partie sur l’autre. En ce qui concerne le Nil, bien que ne contrôlant pas ses sources, l’Egypte dispose d’une situation de suprématie dans l’accès à l’eau dans le bassin, elle occupe une position hydrohégémonique. Cf. également Blanchon, D. ; Maupin, A., 2009, « Géopolitique de l’eau en Afrique australe », Sécurité Globale, n°9, 2009, éditions Choiseul, 18 pages.


[3] La région du Bahr-el Gazal au Sud Soudan est fertile et a attiré les convoitises de bon nombre de pays colonisateurs. Voir sur Hérodote : http://www.herodote.net/histoire/evenement.php ?jour=18980918&ID_dossier=134


[4] Un autre exemple de veto peut être celui dont dispose Israël sur tout usage de l’eau par les Cisjordaniens.


[5] Voir également le compte-rendu de café géographique sur la partition du Soudan avec Gérard Prunier et Marc Lavergne : http://www.cafe-geo.net/article.php3 ?id_article=2074


[6] Les surfaces sont calculées en feddans en Egypte. Voir BETHEMONT, J. (2003) « Le Nil, l’Egypte et les autres » In Vertigo. http://vertigo.revues.org/3727


[7] Aquifère : couche souterraine poreuse et perméable qui peut contenir de l’eau, c’est une réserve souterraine d’eau.


[8] Les populations déplacées sont d’abord venues du Sud-Soudan, d’Ethiopie et d’Erythrée. Aujourd’hui, c’est le Darfour et le Sud-Soudan et qui sont les principaux foyers d’émigration vers Khartoum. A propos des déplacements de populations vers Khartoum, et à l’intérieur même de la population, voir http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/carton07/010026304.pdf et les travaux d’Agnès de Geoffroy (liste des articles en ligne : http://www.cedej-eg.org/spip.php ?article35) Pour le Sud-Soudan, c’était au moins vrai jusqu’au référendum de 2011. Les migrations commencent à s’inverser, sous l’impulsion du gouvernement nord-soudanais.


[9] sous l’ère Moubarak.


[10] Pour en savoir plus sur l’aide du PNUD depuis 2004 : http://www.sd.undp.org/projects/en4.htm


[11] Ce barrage a été inauguré en 2009.


[12] Le nouveau Gouvernement a envoyé 10 convois médicaux dans les pays des Sources du Nil et a promis un investissement de 1 million de livres égyptiennes (115 000 €). Journal Egyptien Ahram : http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2011/4/13/dosp3.htm


[13] http://www.jeuneafrique.com/Article/DEPAFP20100514091435/

 

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Publié dans Climat-Géographie

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